Entretien avec Pauline Lissowski
Travaillant avec les végétaux, quelle est ton attitude d'artiste au regard des problématiques environnementales ?
À la fin des années 90, quand j’ai décidé de travailler exclusivement avec des matériaux naturels, cela a été, pour moi, une façon de revenir à ma sensibilité d’enfant, une sensibilité faite d’observation, d’attention et de curiosité par rapport au vivant. Être sensible à ce que la nature produit de délicat, de beau, de fragile mais aussi de puissant et de fort est une étape cruciale dans la compréhension de notre environnement et donc des problématiques qui lui sont associées. Pour moi, la crise écologique que nous traversons est une crise de la sensibilité. C’est parce qu’il nous parle moins que nous maltraitons le vivant ; c’est pourquoi il est important de retrouver cette perception fine des choses de la nature pour être en mesure de dialoguer avec elle.
Les œuvres avec le végétal impliquent les notions de fragilité, de temporalité, de soin. Comment cette pratique t'amène-t-elle des questionnements vis-à-vis de la vie de l’œuvre ?
Je réalise le plus souvent des installations éphémères in situ et je sais donc, dès le départ, que l’oeuvre a une durée de vie limitée. Je sais aussi qu’elle va se transformer sous l’effet du vent, de la pluie, du soleil ; de fait, je conçois l’oeuvre comme un processus plutôt qu’un objet fini. En ce sens, je me sens assez proche de l’esprit de l’Arte Povera avec ce côté « guérillero » théorisé par Germano celant. Les notions que tu évoques, me font penser à une sculpture de Giovanni Anselmo que j’aime beaucoup et qui se trouve à Beaubourg. On voit deux blocs de granit -un grand et un plus petit- reliés par un fil de cuivre et entre lesquels se trouve une laitue. Au fil du temps la laitue se flétrit et l’équilibre entre les deux blocs de granit se modifie. Il faut alors changer la laitue et l’oeuvre repart sur un autre cycle. Ce que j’aime, c’est l’idée que cette sculpture n’existe que dans un mouvement dialectique entre la pérennité du granit et la fragilité de la salade. Quand on travaille avec les végétaux, il y a toujours cette dialectique entre ce qui est pérenne et ce qui ne l’est pas, entre l’humain et le non-humain entre ce qui est solide et ce qui est fragile, entre ce qui est de l’ordre de la culture et ce qui est de l’ordre de la nature. Et le lien entre des concepts qui semblent opposés c’est le processus créatif dont l’oeuvre est le témoin.
De quelle manière le jardin de l'abbaye de Saint-Georges t'a-t-il inspiré ?
Le jardin de l’abbaye Saint-Georges est un jardin qui a été reconstruit selon les plans et l’usage monastiques, il a une fonction vivrière, mais il est, en même temps, ordonné « à la française » selon un axe et une perspective. Cela procure une impression de beauté et d’équilibre quand on regarde l’ensemble depuis le Pavillon des vents. En voyant ce bel ordonnancement d’ifs bien taillés, de fruitiers en cordon, de parterres soigneusement entretenus, j’ai eu envie de m'intéresser à la partie cachée du jardin et de montrer ce que l’on ne voit pas, c’est-à-dire les racines. Cela a été tout de suite évident pour moi.
Comment as-tu pensé cette installation in situ au regard du territoire et des problématiques agricoles ?
La thématique des céréales m’a été proposée d'emblée et c’est à partir de cette thématique que j’ai conçu mon installation.
J’ai choisi de développer mon travail sur deux plans : d’une part, dans le jardin avec des plantations de blés anciens et d’autre part, dans l’atelier en expérimentant autour des racines du blé et de l’orge.
Les formes choisies pour les plantations de blé sont le cercle et le carré, deux formes géométriques que l'on retrouve couramment dans les jardins monastiques et qui font écho à celles que l’on retrouve dans le jardin de l’abbaye St Georges. Sur l’une des pelouses les cercles concentriques illustrent la continuité et la répétition, symbolisant le cycle de vie et de mort ainsi que le flux constant du temps, tandis que sur l’autre pelouse les bandes horizontales et verticales alternées renvoient aux sillons dans les champs, mais également, de manière stylisée, à l'entremêlement des racines dans le sol. Au centre de ces deux plantations, j’ai placé les deux tapis racinaires fabriqués dans l’atelier. L’un répertorie les plantes messicoles de la région de Rouen, l’autre est comme un grand dessin de dentelle qui évoque le mouvement à partir d’un centre. L’idée était de créer un cheminement jusqu’à la partie centrale pour mettre en valeur l’extraordinaire plasticité et vitalité des racines.
Dans le projet initial, il était aussi question de tresser le blé une fois arrivé à maturité. Malheureusement l’année a été catastrophique pour le blé à cause de l’excès de pluie et mes plantations n’ont pas bien poussé. Il a fallu m’adapter ; c’est pourquoi j’ai créé de faux épis de blé qui sont là pour signaler le manque. Mais je tiens à souligner que se retrouver devant un champ de blé tout « rachitique », cela fait toucher du doigt la condition paysanne.
Pour cette œuvre, tu opères un tournant dans ta pratique artistique, cultivant des racines, un procédé qui tient du temps de la croissance, d'un certain aléa. Comment cette expérience a-telle nourri ta réflexion ?
Il est vrai que d’habitude, j’utilise des éléments naturels arrivés au bout de leur cycle de vie, juste avant qu’il ne réintègre le cycle naturel. Cultiver des grains de blé et d’orge dans le but d’utiliser leur racines pose la question morale de la domestication parce que je travaille avec un élément vivant qui ne demande qu’à croître et moi j’ai envie de le faire croître d’une certaine manière. Au début je n’étais pas à l’aise avec l’idée d’exercer un contrôle donc je donnais au blé et à l’orge toutes sortes d’espaces à explorer pour voir comment leurs racines se comportaient. Au fil du temps, j’ai mieux compris leur mode exploratoire et leurs besoins. Le sytème racinaire du blé, par exemple, est assez méthodique dans sa façon d’explorer l’espace donc, on peut lui proposer une forme et il va l'entourer de manière systématique. L’orge, par contre, est plus imprévisible, on ne sait pas trop, à l’avance, ce qu’il va faire. Je me suis adaptée à ce qu’ils étaient pour créer les deux tapis qui sont au centre des installations.
Sur ce projet le maître mot a d’ailleurs été adaptation : je me suis adaptée aux aléas de la météo et de la pousse du blé, je me suis adaptée, aux besoins des racines, aux problèmes de pourrissement et de champignons. Cela a beaucoup nourri ma réflexion autour des représentations que nous avons de notre rapport au vivant.
Quels enjeux sont au cœur de cette installation in situ et que cherches-tu à nous transmettre au travers de celle-ci ?
Le titre du projet, Zone critique, fait référence au concept proposé en 2001 par le National Research Council aux Etats-Unis pour désigner la pellicule la plus externe de la planète dans laquelle interagissent l'eau, les gaz, les minéraux, les roches pour donner naissance au vivant.
En mettant l’accent sur les racines, c’était un peu comme retourner la terre pour montrer la complexité du travail que celles-ci accomplissent dans le sol et qui n’est pas visible. Le système racinaire, c’est la partie mobile de la plante, il explore, interagit avec son environnement grâce à des milliers d’apex qui envoient des signaux à la plante. C’est une forme d’intelligence en essaim comme celle des fourmis. Ainsi, des quantités énormes d’informations s’échangent en permanence sous la terre, permettant à ce qui en surface d’exister, de prospérer, de s’épanouir.
L’espèce humaine s’est développée autour de l’axe la vision et de la parole. C’est « une tour aux vivantes prunelles » comme l’écrit Paul Klee ; donc pour faire exister les choses aux yeux des humains, j’ai le sentiment qu’il faut les visualiser et les nommer. C’est ce que j’ai fait, par ailleurs, en faisant écrire le nom des plantes messicoles de la région par les racines du blé. C’était une façon créer un lien entre des plantes qui coexistent depuis des siècles et de rappeler l’importance et les services écologiques que rendent les adventices alors que beaucoup sont en voie de disparition.
Quelle suite as-tu en tête pour ton processus artistique, de germination de racines et de faire en observant leur manière de croitre ?
J’aimerais continuer à explorer d’autres systèmes racinaires mais également poursuivre des recherches que j’ai commencé pendant ce projet. Notamment, je suis intriguée par les similitudes que j’ai observé entre le mode exploratoire de la fourmi et celui du blé. C’est une piste que j’aimerais creuser. Par ailleurs, pendant ce projet, je me suis intéressée à de nouvelles approches comme celle de Thomas Van Dooren sur l’éthique multi-espèces et, du coup, je me suis prise à rêver de ce que pourrait être une oeuvre multispécifique !
Sinon, j’ai un projet en cours dans lequel je vais continuer à travailler autour du tissu racinaire.
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